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26 avril 2016 2 26 /04 /avril /2016 21:58
Conférence sur Georges Duhamel - Festival Quartier du Livre‏

J'ai présenté un florilège des écrits de l'écrivain, en m'appuyant plus particulièrement sur quelques textes relatifs au Quartier Latin. Date : mercredi 25 mai à 14 heures Lieu : amphi Darboux, Institut Henri Poincaré, 11 rue Pierre et Marie Curie 75005 Paris

Il m'a notamment été possible d'introduire le fait des personnages se 'superposant' (apparaît avec La Pierre d'Horeb).

En bref, un être humain a un caractère 'habituel' et un caractère dit de 'repli', selon la situation. Les personnages de Duhamel présentent toujours le même caractère. Pour avoir le portrait 'réaliste' d'une personne, on se rend compte que l'on doit superposer deux ou plusieurs personnages, tels ceux d'Anne et de Daria (La Pierre d'Horeb). Il apparait ainsi que ces deux femmes étaient tirées d'une seule et même personne dans la tête de l'écrivain ! Je développerai cette notion probablement dans un prochain cahier de l'association.

Conférence sur Georges Duhamel - Festival Quartier du Livre‏
Conférence sur Georges Duhamel - Festival Quartier du Livre‏

Copie des slides : pdf.lu/88t2

Textes lus

 

 

Georges Duhamel nous explique lui-même dans ‘Entretiens dans le Tumulte’ (1919) chapitre 12 les raisons qui l’ont amené à réaliser ce témoignage :

 

« La littérature –cette éloquente littérature que Verlaine étranglait avec un sourire- la littérature croît et prospère loin des faits. Dans l’atmosphère des actes et de la vérité, la littérature s’étiole et dépérit. L’éloquence agonise, mais la parole reste : elle suffit pour exprimer l’âme.

  - En général, nous dit le toubib, les gens qui meurent ne songent pas à travailler pour l’histoire. Ils ne s’occupent que de mourir, et c’est assez absorbant. Ils disent : ‘donnez-moi seulement un peu d’eau…’, et le littérateur traduit cela en français par : ‘Vivent la cause du droit et la liberté des peuples !’.

[…]

Beaucoup ne disent rien quand ils souffrent, et rien davantage quand ils meurent. Malheureusement, l’histoire est un recueil de paroles et non point de silences. Pourquoi le silence ne laisse-t-il pas de traces ?

[…]

Et puis, on ne sait plus rien, on ne saura plus jamais rien avec ces pompeux fabricants d’Histoire. Léonidas, d’Assas, le jeune Bara, et tant d’autres, ont peut-être dit des choses toutes simples, bien plus fortes, bien plus belles encore que celles que leur imposent les scribes. Pour Cambronne, la question semble jugée, et chose curieuse qui serait à décourager l’éloquence, la mémoire du fier bonhomme n’y a rien perdu ».

 

 

 

«  J’ai recréé cette souffrance pour qu’elle ne risquât point de périr »

 

 

« J’ai composé, pendant la guerre, un certain nombre de récits pour affirmer ce qui me semblait alors la seule certitude indiscutable, l’unique réalité parfaite, la souffrance des hommes. J’ai recréé cette souffrance pour qu’elle ne risquât point de périr

Je pense que mes anciens blessés, s’ils lisaient aujourd’hui leur propre histoire, la reconnaîtrait rarement. (Alors, ‘ici Goethe se trompe ?’. Non. Je suis un contemporain, je suis le comptable. J’ai veillé des gens endormis. Je connais, mieux que le patron, les livres de la maison, les livres de la souffrance. Que si l’on s’obstinait d’ailleurs à me jeter en contradiction, je ne résisterais pas. Je cherche, je ne dispute guère) ». 

(Remarque sur les Mémoires Imaginaires, 1933, chapitre 16

 

Georges Duhamel nous explique dans ‘La Pesée des Ames’, relatif à ses mémoires de la première guerre mondiale :

« Avec beaucoup d’humilité, je commençai de narrer les histoires de blessés que j’avais soignés depuis le début de la guerre et dont les actes, les paroles ou le caractère me semblaient exemplaires. Je me donnais pour règle de ne pas céder, au moins dans ces premiers essais, aux tentations de la fable, de ne rien ajouter à cette simple et majestueuse vérité, de ne prendre avec elle aucune des franchises ordinaires du conteur, sinon celle, primordiale, qui consiste à ne pas tout dire.

Il n’y a donc aucune invention dans ces premiers récits de guerre. Il m’est arrivé parfois de déguiser les noms propres et c’était par respect pour les familles qui pourraient lire mes récits et connaître ainsi le martyre de leurs enfants. Je n’avais pas tort d’agir de cette manière. En 1923 ou 24, j’ai raconté brièvement l’histoire d’un jeune officier que j’avais vu, sous Verdun, juste la veille de sa mort. J’avais donné son nom. J’ai reçu, peu de jours après, une lettre de son père, lettre pleine d’angoisse, d’interrogations, de tristesse ».

 

 

Vie des Martyrs (1917 – Le sacrifice)

 

« La cuisse de Léglise a été coupée ce matin, il était encore endormi quand nous l’avons porté dans la chambre noire, pour examiner son autre jambe aux rayons X.

Déjà il commençait à se plaindre et à ouvrir les yeux, et le radiographe ne se hâtait guère. J’ai fait tout le possible pour précipiter les opérations et je l’ai remporté dans son lit. Comme cela, il a repris conscience dans la pleine clarté du soleil.

Lui qui vient, une fois de plus, d’approcher le noir empire, qu’aurait-il pensé s’il s’était réveillé dans une obscurité peuplée d’ombres, de chuchotements, d’étincelles et de leurs lueurs fulgurantes ?

Dès qu’il a pu parler, il m’a dit :

- Vous m’avez coupé la jambe ?

J’ai fait un signe. Ses yeux se sont remplis d’eau, et, comme il avait la tête basse, ses grosses larmes lui ont coulé dans les oreilles. »

Vie des Martyrs (1917 – Le sacrifice)

 

 

Dans la vigne – Civilisations (1918)

 

D'Epernay à Château-Thierry, la Marne coule avec délices entre des collines spirituelles, chargées de vignes et de vergers, couronnées de verdure comme des déesses rustiques, enrichies de tous les ornements végétaux qui donnent à la terre de France son prix, sa beauté, sa noblesse.

 

C'est la vallée du repos. Jaulgonne, Dormans, Châtillon, Œuilly, Port-à-Binson, vieux villages souriants, soyez bénis pour les heures d'oubli que vous avez prodiguées, comme une eau jaillissante, aux troupes épuisées qui, de Verdun, revenaient vers les secteurs naguère calmes de l'Aisne.

 

Pendant l'été de 1916, le ... e corps d'armée se concentrait une fois de plus sur la Marne pour aller prendre sa part sanglante au grand sacrifice de la Somme. Notre bataillon attendait sans impatience l’ordre d’embarquer, en comptant, du haut des collines, les convois qui haletaient au fond de la vallée et en se livrant, selon l’usage, à toutes sortes de suppositions.

 

Avec quelques camarades, nous passions le meilleur de nos journées à travers champ, sans trop réfléchir, tout à la jouissance d’un repos animal, loin des fracas meurtriers de la ligne.

 

Il y avait eu quelques jours d’étincelante chaleur, puis l’orage était venu, avec un ciel grondant, une bousculade de nuages furieux, un large vent tour à tour chargé de poussière ou de brume.

 

Au déclin d’une après-midi, nous nous trouvâmes sur la route qui, de Chavenay, s’élève avec douceur vers les bocages du sud.

 

Nous étions trois. La conversation languissait. Insensiblement nous retournions à nos pensées secrètes, que nous trouvions pénétrées d’angoisse et que le chemin montant semblait nous rendre, de pas en pas, plus lourde.

« Asseyons-nous sur ce talus », dit une voix molle.

Sans avoir pris peine de répondre, nous nous trouvâmes soudain couchés dans les touffes d’argentine ; nous les arrachions d’une main distraite, comme des gens qui occupent leurs muscles afin de songer d’une âme plus libre.

 

Une petite vigne commençait à nos pieds et gagnait, en deux bonds gracieux, un pli de terrain rayonnant de fraîcheur et d’herbes humides. C’était une belle petite vigne champenoise, nette, gonflée de suc, soignée comme une chose sainte, divine. Pas d’herbes folles : rien que des ceps trapus et la terre, cette terre opulente que les pluies emportent et que, chaque saison, les paysans remontent par pleines hottes, sur leur dos, jusqu’au sommet des côtes.

 

D’entre ses verdures harmonieuses, nous vîmes tout à coup surgir une vieille femme maigre, au teint corrodé, à la chevelure blanche en désordre. D’une main, elle tenait un seau plein de cendre et jetait, de l’autre, cette poussière, à poignées, sur les pieds de vigne.

 

A notre vue, elle suspendit sa besogne, ramena d’un doigt poudreux une mèche de cheveux que tiraillait le vent et nous regarda fixement. Puis elle parla.

« De quel régiment que vous êtes, vous autres ? »

Du 110° de ligne, madame.

Mes miens, ils n’étaient pas de ce régiment-là.

Vous avez des fils aux armées ?

Eh ! j’en avais… »

Il se fit un silence, rempli par le cri des bêtes, les bonds de la bourrasque et le sifflement des frondaisons agitées. La vieille jeta quelques poignées de cendre, s’approcha de nous et reprit, d’une voix trébuchante qui partait à la dérive dans les coups de vent :

« J’en avais à l’armée, des fils. Maintenant j’en ai plus. Les deux jeunes sont morts, voilà. J’ai encore mon malheureux, mais il est quasiment plus soldat, à c’t’heure.

Il est blessé, peut-être ?

Oui, il est blessé. Il a plus de bras. »

La vieille femme posa par terre son seau plein de cendre, tira de sa ceinture un brin de paille, assujettit à l’échalas un rameau qui fuyait l’alignement, et, se redressant soudain, se mit à crier :

«  Il a été blessé comme il y en a pas beaucoup qui sont blessés. Il a perdu les deux bras et il a dans la cuisse un trou qu’il y rentrerait un bol qui tient deux sous de lait. Et il a été pendant dix jours comme un homme qui va mourir. Et je suis été le voir, et je lui disais bien : « Clovis, tu veux pourtant pas me laisser « seule ? » car faut vous dire qu’il y a longtemps qu’ils avaient plus de père. Et il me répondait toujours : « Ca ira mieux demain » ; car faut vous dire qu’il y a pas plus doux que ce garçon-là ».

Nous demeurions silencieux. L’un de nous murmura pourtant :

« Votre garçon est courageux, madame ! »

La vieille, qui regardait sa vigne, ramena sur nous ses yeux décolorés et dit brusquement :

« Courageux ! Manquerait plus que ça qu’un de mes garçons ne soit pas courageux ! »

Elle eut comme un rire d’orgueil, un rire étranglé, tout de suite emporté par le vent. Puis elle parut rêver :

« Mon malheureux, il trouvera bien quand même à se marier, parce que, je vous le dis il y a pas plus doux que ce garçon-là. Mais les deux jeunes, les deux petits, c’est trop d’un coup. Non, c’est trop ».

Nous ne trouvâmes rien à dire. Il n’y avait rien à dire. Cheveux au vent, la vieille se reprenait à jeter de la cendre, comme une semeuse funèbre. Elle avait les lèvres serrées, et toute sa figure exprimait un mélange de désespoir, d’égarement, d’obstination. »

« Que faites-vous donc là, madame ? demandai-je, un peu au hasard.

Je mets la cendre, , vous voyez : c’est les temps, avec le sulfate. C’est les temps ! Jamais je n’arriverai ; c’est trop de choses à faire, trop de choses… »

Nous nous étions levés, comme honteux de distraire de sa tâche cette travailleuse. D’un même élan nous nous découvrîmes pour la saluer.

« Bonsoir, dit-elle, et bonne chance aussi, vous autres ! »

Nous montâmes jusqu’à l’orée des bois sans prononcer une parole. Là, nous nous retournâmes pour contempler la vallée. On apercevait, à flanc de coteau, dans la mosaïque des cultures, la vigne, avec la vieille, minuscule, qui continuait de semer la cendre dans le vent ivre de nuées. Le doux pays gardait, sous le ciel d’orage, une figure de pureté et de résignation. De place en place, d’humbles villages radieux étaient enchâssés dans les terres comme des pierreries bariolées. Et, à même les champs parés pour les travaux de l’Août, on apercevait de petits points lentement mobiles : un peuple de vieillards était aux prises avec la terre.

Dans la vigne – Civilisations (1918)

 

 

 

 

 

Ballade de Florentin Prunier (Elégies – 1920)

 

Il a résisté pendant 20 longs jours

Et sa mère était à côté de lui.

 

Il a résisté, Florentin Prunier,

Car sa mère ne veut pas qu’il meure.

 

Dès qu’elle a connu qu’il était blessé,

Elle est venue, du fond de la vieille province.

 

Elle a traversé le pays tonnant

Où l’immense armée grouille dans la boue.

 

Son visage est dur, sous la coiffe raide ;

Elle n’a peur de rien ni de personne.

 

Elle emporte un panier, avec douze pommes,

Et du beurre frais dans un petit pot.

                             *

Toute la journée, elle est assise

Près de la couchette où meurt Florentin.

 

Elle arrive à l’heure où l’on fait du feu

Et reste jusqu’à l’heure où Florentin délire.

 

Elle sort un peu quand on dit : « Sortez ! »

Et qu’on va panser la pauvre poitrine.

 

Elle resterait s’il fallait rester :

Elle est femme à voir la plaie de son fils.

 

Ne lui faut-il pas entendre les cris,

Pendant qu’elle attend, les souliers dans l’eau ?

 

Elle est près du lit comme un chien de garde,

On ne la voit plus ni manger, ni boire.

 

Florentin non plus ne sait plus manger :

Le beurre a jauni dans son petit pot.

                             *

Ses mains tourmentées comme des racines

Etreignent la main maigre de son fils.

 

Elle contemple avec obstination

Le visage blanc où la sueur ruisselle.

 

Elle voit le cou, tout tendu de cordes,

Où l’air, en passant, fait un bruit mouillé.

 

Elle voit tout ça de son œil ardant

Sec et dur, comme la cassure d’un silex.

 

Elle regarde et ne se plaint jamais :

C’est sa façon, comme ça, d’être mère.

 

Il dit : ‘Voilà la toux qui prend mes forces’

Elle répond : ‘Tu sais que je suis là !’

 

Il dit : « J’ai idée que je vas passer. »

Mais elle : « Non ! Je veux pas, mon garçon ! »

 

Il a résisté pendant vingt longs jours,

Et sa mère était à côté de lui,

 

Comme un vieux nageur qui va dans la mer

En soutenant sur l’eau son faible enfant.

 

Or, un matin, comme elle était si lasse

De ses vingt nuits passées on ne sait où,

 

Elle a laissé aller un peu sa tête,

Elle a dormi un tout petit moment ;

 

Et Florentin Prunier est mort bien vite

Et sans bruit, pour ne pas la réveiller.

 

 

 

 

Les plaisirs et les jeux (1922) - chapitre 6-6

 

On me demande :

- Que leur apprenez-vous ?

Eh ! Rien, ou presque, pour l’instant. Que leur donner ? Ils prennent de tout, et à pleines mains. En revanche, ils m’apprennent souvent ce que je croyais savoir.

Je leur fais goûter tous les fruits, toutes les nourritures du monde, et c’est comme si je les goûtais avec une nouvelle bouche, comme si je les découvrais avec un cœur neuf.

Je dépose sur la langue du Dadou une petite fraise. Il mâche, avec hésitation d’abord, puis avec confiance. Sur son visage qui ne dissimule rien, je peux suivre toutes les phases de la joie. Il me semble que je n’avais jamais prêté à la fraise une attention aussi profonde, aussi pieuse. J’essaye alors d’une cerise. Surveillons le ‘nayau’ ! Que dit l’expressive petite figure ? C’est doux, c’est ferme, charnu, aigrelet, sucré, juteux. Ah, voilà le ‘nayau’ ! Reste attaché à la queue un peu de pulpe rose qu’on peut encore sucer. Le petit homme suce avec délice. Je ne sais plus très bien si c’est en lui ou en moi que le plaisir se produit.

Je recommence ! Je recommence tout. Je traitais, me semble-t-il, toutes les joies du monde avec une hâte sacrilège. J’en refais l’étude minutieuse, sous la conduite des petits hommes.

J’avais horreur des défilés, des mascarades, des fêtes foraines. Tout cela, maintenant, m’intéresse, c’est-à-dire les intéresse.

Chaque fois que Blanche donne au Tioup une cuillerée de bouillie, elle esquisse un léger mouvement des lèvres ; elle goûte, par la pensée, tout ce qu’elle leur donne. Quand elle les allaitait, elle faisait aussi cette petite moue. Douleur ? Non, sympathie.

J’ai oublié presque tout du grec et beaucoup du latin ; je n’ai jamais su l’allemand ; j’ai négligé les mathématiques, l’harmonie et plusieurs autres sciences. J’avais fait la part de l’ignorance et consenti bien des sacrifices. C’est fini. Je ne renonce plus à rien. Ce que je n’aurais pas eu le courage de reprendre ou d’aborder tout seul, je vais l’attaquer maintenant avec mes petits alliés, mes réserves toutes fraîches. Je compte bien me remettre au grec et au latin, travailler un peu l’allemand par-dessus leur épaule, les suivre pas à pas dans l’étude de l’harmonie et me trouver dans l’obligation de leur expliquer leurs problèmes.

Le bon maître tire profit des leçons qu’il donne.

 

 

 

 

Les plaisirs et les jeux (1922 - chapitre 9)

 

Les mots ont sur le Cuib et le Tioup un pouvoir, temporaire à coup sûr, mais quasi magique. A la suite de son frère, Zazou vient de contracter l’étrange maladie qui consiste à dire, de chaque plat qu’on lui présente : ‘j’aime pas ça’. Il reçoit donc quelques bouchées de veau et s’écrie :

- J’aime pas ça !

- Mange donc, c’est du veau

- J’aime pas le veau

- Mais c’est du bon veau

- J’aime pas le bon veau

Je vous fais grâce de la prononciation et de l’accent : il faudrait des notes, de la musique, des instruments inconnus, mille choses qui n’existent pas dans le meilleur des orchestres.

Maman intervient, prend l’assiette, ajoute un peu de jus, coupe les trop gros morceaux, émiette du pain et replace le tout sur la petite table.

- J’aime pas le veau

- Ce n’est pas du veau, c’est du chien

- Ah ! Bon

- Et il mange. Il a bon appétit. Il est satisfait.                                                                        

 

 

 

 

Les plaisirs et les jeux (1922 – chapitre 7-5)

 

Je ne dis que ce que je sais. Si vous rencontrez mes enfants, vous penserez, sans aucun doute : ‘Ils ne sont pas extraordinaires. Ils sont semblables à tous les enfants.’ C’est vrai ! Dites plutôt, toutefois, que tous les enfants sont semblables aux miens, aussi extraordinaires que les miens.

 

 

 

 

Le temps de la recherche (1947) – chapitre 10

 

Les gens qui me regardent doivent se demander ce qui vient de m’arriver. Mais les gens me regardent mal, aujourd’hui : tous écoutent les voix qui leur parlent à l’oreille ; certains d’entre eux palabrent tout haut. Je ne suis pas bien sûr de ne pas le faire moi-même. Cependant, j’entrevois, au fronton d’une boutique : Salavin… Ce mot, ce nom va s’appliquer, petit à petit, sur le rythme de mes pas : Salavin… Salavin… comme jadis le mot de Bovary au trot du chameau que montait Flaubert. Ma rêverie de la rue va s’appeler Salavin. Quelqu’un va commencer de marcher à côté de moi et qui s’appelle Salavin. Il m’escortera pendant de longues années. Il vivra, souffrira longtemps près de moi, en moi. Il finira par mourir. J’apprendrai, avec étonnement, que le personnage de chair qui m’a prêté, sans le savoir, ces trois syllabes bien frappées, est mort presque en même temps que le compagnon de mes songes. 

D’autres jours, il me faut l’ombre, la senteur des petites rues qui se creusent aux flancs de la Colline Sainte-Geneviève et qui ressemblent, si curieusement, comme je l’apprendrai plus tard, aux souks des villes d’Orient.

 

 

 

 

Vie et Mort d’un Héros de Roman (1937)

 

La figure inventée par Mahn ne ressemblait pas, ne pouvait exactement ressembler à la figure que j’avais entrevue dès l’abord ; mais la conviction de l’artiste était si forte et si juste qu’un moment est venu où Salavin s’est mis à ressembler à son portrait… Aujourd’hui, l’identification est complète : c’est l’image de Berthold Mahn qui règne dans mon esprit.

 

 

 

 

Confession de minuit – chapitre 2

 

J’habite avec ma mère. Je m’aperçois que vous ne savez rien. Il faut que je vous explique tout, que je vous raconte tout. C’est insupportable, quand on parle de soi, on n’a jamais fini.

Ma mère est veuve, mon père est mort alors que j’étais encore dans la première enfance, si bien que je ne connais presque rien de lui. Entendez que j’ai très peu de souvenirs absolument personnels. A part cela, ma mère m’a raconté quatre ou cinq cents fois certaines histoires de mon père, en sorte que ces histoires font partie intégrante de ma mémoire et que je dois accomplir un réel effort pour distinguer ces souvenirs-là de mes souvenirs à moi. Mais nous parlerons de mon père une autre fois.

Nous avons toujours habité notre logement de la rue du Pot de Fer. Trois pièces et une cuisine, au quatrième étage. J’ai ce logement en horreur et, pourtant, je ne suis bien que là.

 

 

 

 

Deux hommes – chapitre 27

 

Il arriva rue du Pot-de-Fer à la chute du jour. Il resta plus d’une demi-heure assis sur une chaise, sans faire le moindre mouvement pour enlever son pardessus ou son chapeau. Il s’y résolut enfin et gagna sa chambre. Un feu de boulets agonisait dans la cheminée. Il y jeta quelques pelletées de charbon et des morceaux de bois, des papiers, ce qui lui tombait sous la main. Puis il se prit à grelotter en contemplant la flamme.

Il faisait, maintenant, nuit complète. De la rue montaient des bruits indécis, des cris d’enfants et, parfois, un roulement de voiture. La maison semblait engourdie. Le silence, dans la chambre, devint si touffu que Salavin remua les bras comme pour l’empêcher de s’épaissir. Un bout de planche crépita sous la morsure du feu ; Salavin tressaillit, mais ressentit un bref soulagement. Nouveau silence. Nouvelle agonie. Alors Salavin passa dans la salle à manger et regarda la vieille pendule frisonne, arrêtée depuis plusieurs semaines. Il essaya de la remettre en marche, à tâtons, rien que pour entendre un peu de bruit, rien que pour sentir auprès de soi cette palpitation mécanique, ne fût-ce qu’un instant. La pendule partit en boitillant.

Il regagna sa chambre et alluma la petite lampe en forme d’œuf, compagne de tant de lectures. Puis il tourna le dos, car la clarté lui faisait mal. Il tomba dans une rêverie confuse. Sous un ciel d’ocre, un fleuve débordé roulait à gros bouillons. La cime des arbres émergeait de l’eau, et des serpents, réfugiés par paquets dans les ramures, sifflaient comme des oiseaux. « Où ai-je vu cela ? Est-ce dans un livre ? Est-ce dans une autre vie ? »

Un peu plus tard, il eut devant les yeux l’image de sa première victime : une mouche à laquelle, jadis,  il avait arraché les ailes et qui lui courait sur les doigts, petit monstre muet, ahuri. Il fit un geste, comme pour chasser la bête : « Oh ! qu’elle s’envole ! Qu’elle s’envole ! »

Une voix nette, perlée, appela dans l’ombre : « Etienne Péquet ! Etienne Péquet ! » C’était le nom d’un camarade d’école, un garçonnet tout pâle que Salavin avait giflé, dans un coin, et qu’il avait si bien oublié, depuis près de trente ans. « Qu’est-ce qui me sort du fond de l’âme ? Arrière ! Laissez-moi ! »

A ce moment, l’obscurité se fit dans la chambre. La lampe venait de s’éteindre toute seule. Salavin se mit à trembler. Il empoigna la lampe et la secoua. « Il y a du pétrole. Alors ? Pas le moindre courant d’air. Je n’ai même pas bougé. Alors ? » Il reposa la lampe. Silence total. La pendule s’était arrêtée, à bout de souffle. Salavin laissa tomber sa tête sur sa poitrine. « Ils ne veulent plus de moi. Je leur fais peur ; je leur fais honte. Ah ! Je suis malade, malade. »

Il regarda le feu, concentra son âme dans le feu. Nerveuses, irrésolues, des flammes voltigeaient à la surface de la houille. Elles semblaient dire : « Nous avons froid. Donne-nous quelque chose. Réchauffe-nous. « Il eut alors une inspiration. Il chercha sa flûte, sur la table, cette vieille flûte de bois, la confidente de ses tourments. Elle était trop longue pour entrer dans la cheminée ; il la démonta et jeta les deux pièces, ensemble, sur le foyer.

Cinq grandes minutes passèrent. Puis une lueur courut dans les ténèbres et la flûte s’enflamma, d’un seul coup. Toute la chambre en fut éclairée. Salavin regardait sans faire un mouvement. Le bois rougit, braisoya et, sous l’action de la chaleur, la flûte, avant de mourir, fit entendre un sifflement si doux et si désespéré que Salavin pleura.

Il était peut-être sept heures du soir quand Marguerite ouvrit la porte du logement. Elle fit trois ou quatre pas et, tout de suite, le cœur serré, cria « Louis ! ».

Une seconde fois et plus bas elle appela : « Louis ! ». Alors une voix souffla : « Quoi ? Que veux-tu ? ». Marguerite osait à peine remuer. Elle demanda, parlant plus bas encore, saisie par la contagion du silence : »Que fais-tu ? ». La voix répondit : « Je suis assis ».

Marguerite enleva son chapeau et se précipita dans la chambre. Salavin était assis, en effet, les mains sur les genoux, le menton touchant la poitrine. On pouvait l’apercevoir à la clarté du ciel parisien. Le feu était mort, bien mort cette fois. Et Salavin rêvait, assis sur une chaise.

« Depuis combien de temps es-tu là Louis ?

Je ne sais pas ».

Marguerite se mit à genoux, saisit entre ses doigts les doigts glacés de son mari et demanda :

« Il y a quelque chose, Louis ?

Rien, rien. Il n’y a rien. »

Il se tut quelques secondes et reprit, d’une voix à peine perceptible :

« Je n’ai plus d’ami. Il m’a quitté. Il m’a dit adieu. C’est lui qui, le premier, a dit adieu.

Hélas, que s’est-il passé ?

Oh ! Je l’ai offensé, offensé ! »

Marguerite sanglotait, le visage sur les genoux de l’homme. Salavin dit encore :

«  Je l’ai offensé comme jamais personne n’a pu l’être. Je lui ai dit tout ce que je pensais ».

 

 

 

 

Scènes de la vie future (1930) page 94

 

Ah ! Voici les environs d’une ville. Ce n’est pas une très grande ville. De loin, on en aperçoit les affreuses bicoques et, dominant le tout, l’unique building qui, dans le paysage, joue vaguement le clocher d’église. Mais… Mais… quel est ce funèbre spectacle ?

Une large et longue fondrière, pleine de vieilles autos brisées, rouées, déchiquetées, fourbues. Elles sont plusieurs centaines, de toutes formes, de toutes marques. On les a conduites ici comme des carcans réformés dont le cuir et les tripes n’auraient même plus de valeur. On les a basculées dans la fosse au milieu d’un nuage de poussière. C’est le charnier des autos, le cimetière de la ferraille. Oui, là-bas, de l’autre côté des mers, il y a de vieux pays pauvres où l’on ramasse les ressorts de fauteuil et les seaux hygiéniques percés pour les revendre au marchand de riblons qui les reporte à l’aciérie qui les remet au four Martin. Quelle économie risible ! Comme c’est curieux ! Comme c’est drôle ! Ici, nous sommes dans la riche Amérique, où l’on use beaucoup d’autos pour pouvoir en vendre beaucoup, en fabriquer beaucoup. Nous sommes dans ce grand pays qui ne produit pas pour jouir, avec mesure et raison, mais qui jouit comme on s’acquitte, avec fièvre, avec égarement, pour pouvoir produire un peu plus.

 

 

 

 

La pierre d’Horeb (1926) – chapitre 1

 

L’odeur du monde ? Elle n’est plus ce qu’elle était autrefois. Pour être précis, c’est pendant l’année 1903 que s’est produit le grand changement.

J’ai parfois la faiblesse d’aborder cette question avec certains de mes amis, hommes instruits et délicats, fort propres à juger d’un cigare ou d’un vin. « Sans doute, disent-ils, l’odeur du monde… Mais pensez que l’industrie, l’automobile… »

L’automobile et l’industrie n’ont rien à voir dans l’affaire. J’habite La Ferté-Milon. C’est une bourgade agricole que l’industrie n’a pas encore trop défigurée. L’odeur du monde, on la respire à La Ferté-Milon comme partout.

Quand je parcours les routes des plateaux, en avril, j’aime d’arrêter ma voiture à quelque carrefour, pour y savourer la solitude. Le soleil, délivré des nuées l’espace d’une minute, lance un chaud coup de langue sur les emblavures, et chaque brin d’herbe, aussitôt, donne son parfum. D’autres fois, je traverse, à l’automne, un canton forestier, et c’est comme si je marchais, insecte, dans l’intérieur d’un grand champignon vermoulu. D’autres fois encore, j’entre chez des paysans qui cuisent leur pain, ou je regarde un berger qui fait brûler des plantes mortes, ou je vais, à l’aube, m’asseoir, pour pêcher, parmi les salicaires et les prêles. Toutes ces odeurs, mêlées dans mon souvenir, voilà ce que j’appelle l’odeur du monde. Nous la croyons éternelle, immuable : nous nous trompons.

Je ne dis point que, depuis 1903, le monde ait perdu son odeur ; je dis qu’il en a changé, comme ces belles dames capricieuses qui abandonnent une eau de toilette pour en essayer une nouvelle.

Et, pourtant, l’ancienne odeur n’est pas morte. On la dirait exilée. Elle revient, parfois, furtive, insaisissable ; elle traverse ma vie comme ces douleurs qui vous percent les côtes et qui sont déjà passées quand on s’avise d’en souffrir.

Hier, j’étais dans mon jardin, au bord de l’Ourcq. Ma voisine m’a hélé, par-dessus la clôture : « Monsieur Rességuier, voulez-vous sentir mes iris ? » Je suis allé sentir les iris. Comme j’avais le nez dans le bouquet, l’excellente dame a dit : « Qu’avez-vous. Vous n’êtes pas bien ? » J’ai répondu : « Parfaitement bien ». Pouvais-je expliquer cette chose étonnante ? Pendant une seconde, les iris ont senti comme ils sentaient jadis. Ca n’a duré qu’une seconde. Après quoi, les iris ont repris sagement leur odeur normale, celle de 1924, mettons celle du XX° siècle.

A Paris même, où je vais souvent, je constate que la vieille odeur n’a pas été totalement expulsée des choses. Parfois elle s’échappe d’une boutique et me saute au visage. Aussitôt, je m’arrête, j’ouvre toutes grandes les narines. C’est fini. De nouveau, le monde est ce qu’il est, rien de plus. Parfois, je feuillette un livre, sur les quais, et, d’entre deux lignes, coule une mince odeur qui est, exactement, l’ancienne odeur du monde. J’achète ce livre. Je l’emporte chez moi. Je le flaire. Inutile : il sent le vieux bouquin, c’est tout.

Je ne suis pas plus entêté que de raison et ne perds pas ma vie à pourchasser des fantômes. J’aime assez le monde tel que le voici ; mais je regrette l’ancienne odeur. Ce qui prouve bien, n’est-ce pas ? que mon cœur n’a pas vieilli.

 

 

 

 

La pierre d’Horeb (1926) – chapitre 8

 

Anne ! Anne ! Il faut que je me décide à parler de vous. Il faut que je vous nomme, ce soir, que je vous appelle , tout bas, dans le repos de mon cœur ingrat, dans ce repos comparable à la sérénité des steppes : odeurs folles, herbes vagabondes, coups de vent. Toutes mes ombres sont réunies autour de moi. Venez, montez, surgissez de la profondeur. Parlez, vous, la silencieuse. Parlez, seule, dans mon silence. Et souriez encore une fois, souriez pour moi qui l’ai si peu mérité.

 

Je vis, depuis longtemps, dans une solitude où les passions affamées brûlent, se dessèchent et retombent au lieu même de leur élan. Mes orages grondent sur place. Nul n’en peut deviner ni le chaud, ni le froid, ni les fracas, ni les ravages. Je ne distingue plus toujours où s’arrête mon sommeil, où la veille me surprend. Déjà, je suis heureux comme les morts. Et pourtant, qu’au plus lourd de cette paix une porte vienne à s’ouvrir, et mon cœur frémit, trébuche. Les portes ne s’ouvrent pas si vite que l’esprit n’ait le temps de mille rêves. Chaque fois, je me demande si l’être qui va se révéler, jaillir dans l’entrebâillement n’est pas celui-là même qui doit bouleverser ma vie, souffler sur les tisons, jeter pâture aux monstres enchaînés. Que j’aperçoive tout au bout de la route, quelque infime silhouette en marche à ma rencontre, je me prends à trembler, je hâlette d’une peur qui ressemble à l’espoir et j’imagine, une minute, qu’un nouveau destin vient vers moi.

 

C’est vous, chère Anne, qui m’avez ouvert le cœur à ces angoisses.

 

Je ne pouvais me douter que la jeune fille au riche et tendre regard, aux lourds cheveux ambrés allait, pour moi, devenir Anne. Anne dans ma vie, Anne au plus profond de mon souvenir, à jamais !

 

 

 

 

Fables de mon jardin - L’impertinente

 

La fleurette jaune de l’aigremoine me jette au passage un coup d’œil sarcastique et je me demande pourquoi. C’est une plante d’aspect modeste et d’utilité douteuse. Je l’apostrophe aussitôt :

- Que fais-tu là, sur le bord du chemin ? Es-tu donc si curieuse ?

- Peut-être, répond l’aigremoine.

-Eh bien ! Lui dis-je, tant pis pour toi. La terre nourrissante est rare, ici. Ne ferais-tu pas mieux de vivre au milieu du pré, dans la fraîcheur et l’abondance, avec les herbes fourragères ?

La petite plante farouche se prend à rire gaîment.

-Non, non, je suis bien où je suis. Mes fruits se formeront bientôt. Tu les connais : ils sont pourvus de fines griffes inoffensives. Ils seront mûrs à l’automne, quand Blanche, ta femme, commence à porter des robes de laine. Elle passera sur le chemin ; mes fruits s’accrocheront à sa robe qui les emportera plus loin, sur les autres chemins du monde, car vous autres, les hommes, nos serviteurs bénévoles, vous suivez toujours des chemins. Si je fleurissais au milieu de ta prairie, mes enfants grandiraient à mon pied et m’enlèveraient la lumière. Comprends-tu pourquoi je préfère me tenir au bord du chemin ?

- Heu… répondis-je en maugréant, il me semble que ta réponse est un peu bien finaliste.

-Finaliste ! Répétait la petite fleur en louchant vers le ciel ! Finaliste ! Finaliste ! Et l’on dit que les hommes sont intelligents. Et l’on dit qu’ils savent parfois tout comprendre à demi-mot !

L’impertinente

 

 

 

Fables de mon jardin - Plaidoyer pour les cancres

 

Le grand laurier que vous voyez dans cette caisse, vigoureux, vert et fleuri, ce grand laurier qui porte assez de feuilles pour couronner cent poètes, vingt savants, dix athlètes, deux conquérants et même, à l’extrême rigueur, un orateur politique, ce grand laurier triomphant a, quand il était petit, passé deux années entières à tremper dans une bouteille.

Le jardinier, qui est tenace, changeait l’eau de temps en temps. Le rameau demeurait vert, mais ne se décidait point à pousser une seule racine. Et, tout à coup, il est parti. Maintenant, c’est un bel arbre.

Je voudrais dédier cette fable aux législateurs téméraires qui prétendent juger sans appel un écervelé de dix ans.

J’exige du législateur non pas qu’il ait des diplômes, ni certes qu’il ait du savoir et ni même de la sagesse, mais qu’il ait au moins des enfants.

Plaidoyer pour les cancres

 

 

 

Le bestiaire et l’herbier (1948)

 

Est-ce négligence ou malice ? Cher jardin, tu nous as prodigué les cornichons quand nous avons éprouvé la sévère disette de viande ; les pieds d’estragon se sont pris à verdoyer au long du mur quand nous avons dû renoncer au poulet et même au veau ; nous avons eu du thym, du persil, du laurier, en bref, tout ce qu’il faut pour faire un court-bouillon quand le poisson est devenu, pour nous, une nourriture fabuleuse. Et les plantes à infusion n’ont jamais été si prospères que depuis le jour où le sucre a disparu de nos buffets.

Le bestiaire et l’herbier (1948)

 

 

 

Vie et Mort d’un Héros de Roman (1937 - page 144)

 

J’ai, depuis la fin de Salavin, entrepris de raconter une autre histoire. C’est l’histoire d’un homme dont je sais – c’est dit dès les premières pages – qu’il a triomphé de la vie et rempli la plupart de ses desseins. Il me semblait que, dans cette composition, je devais éprouver, après Salavin, les consolations de l’équilibre et comme une réparation compensatrice. Je suis assez loin déjà dans mon travail pour avoir compris que l’histoire d’un succès ressemble beaucoup, ressemble longtemps à l’histoire d’un échec et que ‘toute victoire a goût d’amertume’ .

 

 

 

 

Le notaire du Havre (1933 – chapitre 3)

 

Les quelques scènes que je viens de retracer forment à mon enfance un prélude nébuleux. C’est la rue Vandamme que je commence. C’est là que le voile se fend, là que, pour la première fois, se font entendre avec force les trompettes déchirantes de la douleur, de la joie, de l’orgueil.

Nous disons toujours: la rue Vandamme. C’est, en fait, impasse Vandamme que nous avons habité. Quand ma mère était revenue, expliquant avec lyrisme les grâces et les privilèges de cet appartement visité le matin même, père avait froncé le sourcil.

  • Jamais, disait-il, je n’irai loger dans une impasse. Quand bien même on m’offrirait toute la maison. Une impasse ! Un cul-de-sac !

Il avait consenti quand même à visiter l’appartement et son humeur s’était adoucie.

  • C’est très agréable. Aucun doute. Mais qu’on ne parle pas d’impasse. Nous dirons la rue Vandamme.

Le notaire du Havre (1933 – chapitre 3)

 

 

 

Chronique des Pasquier - Le combat contre les ombres – chapitre 18

 

Laurent replia le journal et l’enfonça dans sa poche. Des gouttes de sueur lui glissaient le long du nez. Il ne pouvait s’empêcher de les suivre de l’œil, en louchant. Il se dressa sur ses jambes, se tordit les mains avec embarras et dit tout haut : « Je n’ai plus qu’à rentrer chez moi ».

Il se trouvait alors sur le boulevard Saint-Germain. Cherchant les ruelles sombres, tenant à la main son chapeau dont il s’éventait à grands coups, il remonta vers le sommet de la colline Sainte-Geneviève. Puis il y eut l’escalier, puis le silence de la chambre. Alors Laurent prit un papier, trempa dans l’encrier une plume non pas tâtonnante, mais nette et fermement tenue, se recueillit une seconde et commença d’écrire :

Chère Jacqueline, Jacqueline chérie, mon amie, mon cher amour, vous m’avez dit, un soir, à la fin du printemps, que vous admiriez beaucoup votre père et qu’il ne vous viendrait jamais à l’esprit de critiquer ses sentences. Votre père vient de se prononcer publiquement, à mon sujet, et même, après tant d’autres, de me condamner sans appel.

Chère Line, j’ai ce matin donné ma démission : je ne suis plus chef de service à l’Institut de Biologie. Ma carrière est brisée. Le travail que j’aimais va me devenir impossible. Je suis un homme très pauvre. Je n’ai presque plus d’amis. Mes ennemis sont innombrables. Et je ne comprends pas encore très bien les raisons de mon malheur.

Vingt fois je vous ai demandé d’unir votre vie à la mienne. Hier encore, je pensais que vous finiriez par m’entendre, car, vous me l’avez dit vous-même, vous ne me détestez point. Mais aujourd’hui, Line chérie, je n’ai plus rien à vous offrir qu’un cœur très misérable et qu’un nom lourd à porter. Vous méritez beaucoup mieux, Jacqueline bien aimée…

Le combat contre les ombres – chapitre 18

 

 

 

Chronique des Pasquier - Cécile parmi nous (chapitre 22)

 

Cécile vient de paraître et suit une étroite venelle entre les violons de l'orchestre. Elle porte cette longue robe toute blanche qui, depuis le premier jour, depuis le premier concert qu'elle a donné, petite fille, est son vêtement sacerdotal. Une chaude rumeur d'accueil, d'amitié, de confiance, monte aussitôt de la multitude. Les mains jaillissent, pâles, frémissantes et travaillent toutes ensemble pour un immense applaudissement.

Il y a quinze ans déjà qu’entre foule fut scellée l’arche d’alliance. Des musiciens habiles, il en est, par le monde, sans doute plusieurs centaines, peut-être des milliers. Ils ont tous reçu des dons admirables, tous ont travaillé durement pour obtenir de leur nature quelque faveur inouïe, quelque grâce incomparable. Ils ont trouvé des fervents, suscité des disciples, on les aime, on le leur marque, on sait les remercier et les récompenser. Mais la foule musicienne, celle qui réunit, aux grands pauvres et les riches, les princes et les mendiants, cette foule a compris, dès le début de l’aventure, qu’il n’y aurait qu’une Cécile.

Les sons appartiennent à tous, ils sont à la merci de tous. Que l’on heurte le clavier, et la mécanique travaille. Les cordes, frappées du marteau ou grattées par la plume, se prennent toujours à vibrer. Mais que Cécile pose les mains sur les touches de l’instrument et, ce que l’on entend, ce n’est pas un son, c’est, dirait-on, l’âme même de Cécile. Et bientôt, nous ne savons plus si ces pures harmonies se produisent dans l’instrument ou dans la substance de notre être.

Les gens qui viennent écouter Cécile chérissent tous la musique, mais ils n’ont pas tous la même âme. Tous apportent avec eux leur fardeau de joies ou de peines. Voilà que la joie de l’un trouve à s’accomplir soudain ; voilà que la douleur de l’autre s’enrichit, s’épure, devient intelligible et belle.

Ces gens qui sont assemblés dans la caverne, ils ont éprouvé, tout le jour, des limites et des contraintes, ils ont mesuré leur faiblesse, leurs manques, leurs défaillances et leurs hésitations. Et tout à coup, un être humain, fait comme eux d’argile misérable, leur donne le sentiment d’une pensée qui serait sans erreur, sans faille, sans tache, sans obstacle et qui s’élancerait, parfaite, vers les clartés d’une autre vie. Tous les hommes, toutes les femmes se recueillent dans une paix profonde. Ils savent que, pour un temps, la délivrance va leur être accordée.

Cécile parmi nous (chapitre 22)

 

 

(Introduction de ‘Lieu d’asile’)

 

J’ai composé ce récit en 1940, à la fin de l’été. La France était encore reployée sur sa douleur et frappée de consternation. Nous regardions avec étonnement les ruines laissées par les batailles de juin ; nous parlions de l’exode, nous autres, gens rassis, comme d’une aventure étrange et presque incompréhensible. C’était le temps que les moralistes de la nouvelle école enseignaient aux Français à s’enivrer de leur propre mépris.

J’avais, de mai à juillet, soigné dans une ville de l’ouest, cinq à six cents blessés civils ramassés au long des routes, dans les champs, dans les bourgs. Il me parut opportun de raconter leur histoire pour montrer du moins à mes compatriotes, et peut-être au monde entier, que les Français de l’année 1940 n’étaient point indignes de leurs pères, les hommes de 1918, et qu’ils savaient, eux aussi, regarder le malheur en face. 

(Introduction de ‘Lieu d’asile’)

 

 

 

Lieu d’asile – chapitre 8

Nous avions demandé un donneur de sang et c’est une frêle jeune fille qui s’est présentée devant nous. Elle est classée dans la catégorie des donneurs universels et ses veines sont apparentes. Ainsi donc nous accepterons le sang de cette jeune fille. Que ne nous est-il possible d’injecter, en même temps, un petit peu de son regard qui brille d’une si douce lumière, un petit peu de son sourire et surtout, surtout, quelque chose de son âme confiante et généreuse.

La jeune fille s’est couchée le long de notre malade ; les deux bras ont fait une croix et l’opérateur a rempli son office. La jeune fille n’a pas donné moins de « trois cents centi-cubes », comme on dit dans l’argot du métier.

Elle s’est écriée aussitôt après : « Vous me demanderez encore ! Je suis institutrice et mon école est fermée. Me voilà on ne peut plus libre. Et ne vous fiez pas à l’apparence : je suis très vigoureuse. Ce serait une si grande joie si je pouvais me rendre utile ! ».

Elle est partie, suivant l’allée qui contourne la chapelle. Quelle allégresse dans cette démarche ! Comme elle était heureuse d’avoir donné quelque chose d’elle-même ! Ce jour-là, je peux l’avouer, le monde m’a paru moins sombre, moins misérable, moins absurde. Soyez-en remerciée, petite donneuse de sang !

Elle est partie ; mais elle est revenue quelques jours plus tard. Elle apportait à ‘sa malade’ des fleurs, des bonbons, et même un petit bijou, un bracelet miroitant que la malade aux cheveux raides a tout de suite mis à son poignet et qu’elle regarde sans cesse avec un plaisir visible.

Notre jeune institutrice revient assidûment. Elle s’assied près de ‘sa malade’. Elle apporte toujours quelque menue douceur. Elle parle en confidence, à voix basse. Elle donne de l’amitié, de l’amour, comme elle a donné la substance même de sa chair.

Il paraît que le don du sang comporte une rétribution. Notre institutrice a donc reçu, des bureaux, une petite somme d’argent. Elle a dit, en rougissant, qu’elle ne voulait rien pour elle-même et elle a distribué les billets aux plus dénués de nos malades.

Une telle générosité méritait quelque récompense à sa mesure. Nous avons fait une école pour les enfants, qui sont nombreux dans nos baraques et que nous ne pouvons abandonner aux démons de l’oisiveté. C’est notre jeune fille qui sera la maîtresse d’école. Voilà vraiment, pour elle, une façon toute naturelle de donner le meilleur sang de son cœur.

 

 

 

 

La musique consolatrice

 

Ma première rencontre avec le mage, elle se fit non pas dans une ténébreuse caverne et non pas davantage à la cime des montagnes, au milieu des vapeurs sulfureuses de l’orage, mais par un radieux jour d’été, dans un jardin qui n’était pas celui des filles-fleurs, encore que les belles filles n’en fussent vraiment pas absentes.

C’était au Luxembourg, vers quatre heures de la soirée, au mois de mai ou de juin de l’année 1901, la première année du siècle nouveau. J’étais encore écolier. J’aimais de me promener, le jeudi, autour du kiosque à musique, pendant qu’un orchestre militaire s’évertuait dans l’ombre tiède. Ce jour-là, j’étais seul, merveilleusement seul, esprit libre et cœur vacant, prêt pour recevoir un message. D’une oreille distraite et paisible, je prenais quelque plaisir au jeu des cuivres et des clarinettes et, soudain, j’eus le sentiment qu’il se passait, dans l’univers des sons, quelque chose de tout à fait extraordinaire. L’orchestre, après une pause, venait de se reprendre à jouer et ce qu’il jouait ne ressemblait à rien de ce que j’avais entendu jusque-là. Ce n’était pas ce rythme régulier, ce rythme de danse qui saisit l’âme et la berce ou l’exalte par la répétition savante de l’essor et de la cadence. C’était plutôt un discours ou plus justement encore un récit fait de pensées musicales assemblées entre elles, comme le sont les mouvements intimes de l’être vivant, avec des arrêts, des reprises, des changements continuels de mesure et de mouvement, des sautes de ton et, si j’ose dire, de lumière, avec de longues lamentations, des dialogues, des querelles, des raisonnements sans fin, des résolutions héroïques, des tempêtes et des apaisements, quelque chose enfin qui bouleversait la très naïve idée que je me faisais alors de l’art musical.

Je fus d’abord étonné, puis troublé, puis vite conquis. Je marchais parmi la foule oisive, l’oreille tendue, contenant les battements de mon cœur pour me recueillir et ne rien perdre de ce grand baptême sonore. Quand l’orchestre s’arrêta, j’allai consulter le programme et je lus que je venais d’entendre un fragment de la Valkyrie, exactement la fin du dernier acte.

 

 

 

La musique consolatrice   Chapitre 4-6

 

J’ai mené les enfants au concert du samedi, pour leur faire entendre, principalement, une symphonie de Beethoven.

Jadis, pour jouir d’un beau concert, il me fallait vivre d’abord deux magnifiques heures d’attente exaltante dans les frimas de l’hiver. Je n’ai plus assez de temps pour en faire une si belle dépense ; mais je crois toujours que c’est péché, quand on aime la musique, d’arriver hors d’haleine pour les premiers coups d’archet. Comme en amour, j’apprécie le recueillement, les préludes, l’espérance, les images préalables.

Nous arrivons donc d’avance et nous nous trouvons installés, à pic, au-dessus de l’endroit qu’occuperont les musiciens. Un bon poste d’observation. Dans le jeu d’un grand orchestre, il y a du plaisir pour l’œil, une sorte de danse rituelle, un ballet de bras et de doigts qui mérite bien d’être vu.

Nous voilà donc, attentifs, à notre poste. Un basson solitaire, premier venu sur l’estrade, répète avec amour quelques traits de la symphonie. Ce n’est peut-être pas d’une élégance impeccable, cet exercice en public, mais c’est touchant, c’est humain et, somme toute, de bon augure. Attente. Dix minutes, un quart d’heure peut-être et, soudain, voici le flot des musiciens. Ils entrent vite, pressés, comme des gens qui sortent du métro, qui n’ont pas une minute à perdre et qui n’ont surtout pas l’intention, de nous le cacher. Ils s’installent, s’accordent à la hâte, échangent des poignées de main, quelques propos tièdes. Encore un ou deux retardataires, un peu haletants de la course. Et le chef paraît soudain, que le public applaudit.

Je suis légèrement inquiet, mais ému, mais prêt, comme toujours. Prêt dans mon cœur qui ne se lasse et ne se blase pas aisément. Prêt aussi pour ces grands garçons que j’introduis avec émotion aux plus pures joies de leur vie.

Alors le concert commence. Oh ! les garçons seront contents. De leur côté, rien à craindre. Ils ont des oreilles fraîches, un esprit avide et naïf. Mais moi ? Que se passe-t-il ?

Eh bien, je ne suis pas content. Dès les premières mesures, je comprends que ça va mal, que l’orchestre n’est pas en train, qu’une foule de vieux problèmes vont reprendre flamme et venin, que Beethoven va souffrir et que nous souffrirons ensemble. Rien d’énorme, évidemment. Les instruments partent à peu près à leur tour ; les artistes jouent à peu près juste. Mais il y a, entre eux, encore trop d’air de la rue, on devine qu’ils pensent tous à des choses différentes. Ce n’est pas une symphonie, c’est un ramassis de solos nonchalants et hasardeux. Les traits sont chétifs et vaguement avortés, les ensembles s’accomplissent dans un désordre aboyant et quasi ‘parlementaire’ ; l’esprit d’obéissance et de soumission n’a pas encore visité cette foule morose. La visitera-t-il aujourd’hui ? On entend le « cadli-cadlac » des instruments à vent. Les cuivres, espérant leur entrée, ont l’air de vraiment s’ennuyer. Ils ne lisent pas leur journal, par un instant de pudeur, mais ils le lisent moralement, si j’ose dire. Et le chef d’orchestre ? Il dirige. Mais, je ne sais pourquoi, je jurerais que, moralement, il a la main dans sa poche, ou même qu’il se cure les dents ou qu’il se met les doigts dans le nez, enfin qu’il s’en moque. Pas d’autre mot.

Les plus jeunes des garçons, eux, sont très contents. Ils sont à l’âge admirable où l’on pense : « Si c’est comme ça, c’est que ça doit être comme ça !.. Ils ont leur plan !.. le gouvernement y a pensé… Tout est prévu… on a des réserves… C’est une manœuvre… une retraite stratégique… » Oui, oui, au fond de leur cœur, ils pensent, les ingénus : « C’est bien ainsi qu’est la beauté ».

Et le concert continue. Le public ? Il est, dans l’ensemble, admirable, confiant, crédule, enthousiaste. Il attend l’occasion de placer des applaudissements qui chauffent encore son plaisir. Et le concert continue. Le bon basson fait merveille  celui qui répétait ses traits -. Celui-là n’est pas usé. Il est tout flamme, tout amour. Il y va de son voyage. On voudrait l’embrasser. Le concert continue et, petit à petit, les choses prennent leur place : l’orchestre se fait les dents sur le vieux Beethoven. De mesure en mesure, les musiciens se ressaisissent de leur devoir, peut-être de leur ferveur. L’appétit vient en musiquant. Lorsque la symphonie s’achève, l’orchestre tout entier semble à bonne température. Il va pouvoir aborder divers œuvres modernes et les jouer convenablement. Je ne demande pas mieux.

Mais, au vrai, je ne peux dire que la fin, quelle qu’elle soit, me consolera du début. Je ne peux dire non plus que l’ardeur touchante du grand public innocent m’abuse une seule minute sur la qualité de la nourriture qu’on lui sert. Pour aller au fond des choses, cette expérience d’un soir vient de réveiller en moi le démon de la querelle.

Qui sont donc ces musiciens ? Oh ! des artistes d’élite, ce qu’on peut trouver de mieux dans le peuple parisien. Et leur chef est un homme instruit, bien évidemment, et qui sait son métier. Alors, quel maléfice a donc gâté notre fête ?

Ce qui gâte notre fête, c’est que ce n’est pas une fête. C’est une séance administrative tenue par des fonctionnaires fatigués. Ils remplissent leur devoir, qui est de donner du plaisir ; ils ne sont pas, aux termes du contrat, obligés d’en éprouver eux-mêmes, d’abord parce que c’est fatigant d’éprouver du plaisir, ensuite parce qu’on ne peut sans danger en éprouver trop souvent.

J’ai souvent guerroyé contre l’abus inhumain de la musique mécanique. Je m’en voudrais d’avoir à critiquer un jour la bonne musique « à la main », la sainte, la pure musique. Mais qu’elle reste sainte et pure ! La musique m’a toujours fait songer à la prière. Mieux vaut, pour une âme noble, ne pas prier chaque jour si l’on doit prier mal et sans élévation véritable. Il ne faut pas que Dieu devienne jamais un de ces vieux amis à qui l’on n’a plus rien à dire et devant qui l’on s’endort en ruminant les gazettes.

 

 

 

 

Hélène Carrère d’Encausse - Des Siècles d’Immortalité – 2011 - pages 284/285

 

Les archives témoignent que seul Duhamel fut toujours présent, alors que Mauriac naviguait sans cesse entre Malagar et le quai de Conti, et qu’aux moments les plus graves, à l’heure des décisions à caractère politique – comme en décembre 1940 -, seul Duhamel était là. C’est rendre justice à ce dernier que de reconnaître qu’il fut celui qui, de bout en bout, guida l’Académie en ces sombres années.

 

 

Hélène Carrère d’Encausse - Des Siècles d’Immortalité – 2011 - page 285

 

Si on n’élit pas de nouveaux académiciens pour ne pas avoir à les présenter au chef de l’Etat, on ne peut davantage lui demander son accord sur le choix d’un nouveau Secrétaire perpétuel. Là encore, l’Académie décida de s’installer dans le provisoire. Mais le choix qu’elle fit alors pour incarner cette attente n’est pas innocent. Elle confia l’intérim du Secrétariat perpétuel à celui qui incarnait le plus la fidélité aux idéaux républicains et qui, dès les premières heures de l’Occupation, en juin 1940, avait manifesté son hostilité au pouvoir né de la défaite. Ses positions anti-nazies avaient nourri ses articles du Figaro de la fin de l’année 1938, rassemblés dans le Mémorial de la guerre blanche (Mercure de France, 1939) puis ceux du Figaro et de Paris-Soir d’août 1939 à janvier 1940, repris dans Positions Françaises. On ne pouvait ignorer que Duhamel n’avait jamais eu la tentation de composer avec Vichy, ni avec son confrère chef de l’Etat. Dès 1942, ses publications sont inscrites sur la liste Otto. Sa désignation à la tête de l’académie était donc une décision politique à laquelle une majorité du corps avait souscrit.

 

 

 

Hélène Carrère d’Encausse - Des Siècles d’Immortalité - page 291

 

Durant ces quatre ans, grâce à la vigilance de quelques-uns de ses membres guidés par le sage Duhamel, l’Académie aura ainsi échappé à la tentation de jouer le rôle de centre officiel des lettres vers quoi sa proximité avec le chef de l’Etat et l’orientation politique d’une minorité active pouvaient aisément l’entraîner.

 

 

 

 

César Santelli  - Georges Duhamel, l’Homme, l’Œuvre – Bordas – 1947

(extrait repris page 292 du Livre de l’Amertume – 1983 - de Bernard Duhamel)

 

Nous voici en 1938. Les événements politiques commencent à assombrir le ciel de l’Europe. Duhamel, avec cette sensibilité à fleur de peau qui le charge d’intuitions et le rend douloureusement inquiet de l’avenir de la France, me fait par, à chacun de nos entretiens, de ses appréhensions. Avec son instinct qui ne le trompe pas, il craint pour son pays, il craint surtout pour cette fragile civilisation dont son ami Paul Valéry a proclamé qu’elle n’est pas immortelle. Les premières manifestations de la brutalité hitlérienne, la prise de possession de l’Autriche, tandis que s’ouvre la campagne d’intimidation contre la Tchécoslovaquie, qui va trouver son dénouement dans le sombre Munich, accablent Georges Duhamel. N’hésitant pas cette fois à sortir de la tour d’ivoire, il publie semaine après semaine, dans le Figaro, des articles où il dénonce sans ménagements les crimes hitlériens et le péril mortel que court tout ce qui donne du prix à la vie humaine. Il ne se doute pas qu’il est en train d’écrire son acte d’accusation pour le jour où l’hitlérisme, ayant posé ses bottes sur la France, viendra lui demander insolemment des comptes. Le Mémorial de la guerre Blanche et Positions Françaises, recueils de cette série d’articles qui, de l’aveu des nazis, représentent la plus dangereuse contre-offensive déclenchée contre la propagande hitlérienne, seront les premiers volumes interdits par la Gestapo, maîtresse de Paris.

 

 

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1 juin 2013 6 01 /06 /juin /2013 18:23

J'ai rédigé un mémoire avec les Mardis de l'Innovation, pour lequel je me suis appuyé sur les écrits de guerre de Georges Duhamel.

 

Ce mémoire a obtenu une excellente note, me permettant ainsi de le faire publier. Vous pourrez le lire à l'adresse  http://philippe.over-blog.fr/pages/Georges_Duhamel_un_ecrivain_innovant-8689718.html

également :

http://www.europeana1914-1918.eu/en/contributions/7808

http://www.europeana1914-1918.eu/en/collection/search?contributor_id=4579&qf[index][]=c

 

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Présentation de Georges Duhamel :

 

L’œuvre littéraire de Georges Duhamel, forte de plus d’une centaine d’ouvrages (voir par exemple à ce sujet le recueil ‘Les écrits de Georges Duhamel’ de Marcel Saurin (répertorie les différents ouvrages jusqu’à l’année 1951) représente une diversité et une richesse majeure. Ecrivain français de tout premier plan durant plusieurs décennies (prix Goncourt en 1918, secrétaire perpétuel de l’Académie Française, Directeur de l’Alliance Française, inventeur du terme ‘société de consommation’…), son succès déclina durant les années 50 pour tomber aujourd’hui dans le quasi-anonymat !

 

 

Georges Duhamel a tout aussi bien écrit des poèmes (au tout début de sa carrière d’écrivain), des pièces de théâtre, des essais, souvenirs de voyage, romans et romans fleuves, récits des temps de guerre… 

 

 

De formation médicale et biologiste, Georges Duhamel fut amené à pratiquer la chirurgie à proximité du front durant la première guerre mondiale. La littérature ‘témoignage’ de son vécut (principalement ‘Vie des Martyrs’ et ‘Civilisation’), en plus d’une très abondante correspondance (particulièrement bien conservée et référencée) avec sa femme et ses amis représente un outil de travail inestimable pour les sociologues et les amateurs d'histoire.

 

En décrivant la vie d’une famille avec la Chronique des Pasquier (dix volumes écrits entre 1933 et 1944 représentant son œuvre la plus célèbre), Georges Duhamel a dépeint la vie de toute une époque, telle que l’aurait pu faire un historien. Au sujet de ce roman-fleuve, Georges Duhamel a écrit dans Vie et Mort d’un Héros de Roman (page 144) cette devise qui a orienté son récit et que j’ai fait mienne : « Je sais que l’histoire d’un succès ressemble beaucoup, ressemble longtemps à l’histoire d’un échec et que ‘toute victoire a goût d’amertume’ ».

 

Ambassadeur de la littérature française dans le monde, élu à l’Académie Française en 1936 (et secrétaire perpétuel en 1942), Georges Duhamel s’opposa au gouvernement de Vichy et défendit l’honneur et l’intégrité de l’Académie (page 285 et suivantes de l’ouvrage ‘Des Siècles d’Immortalité’ d’Hélène Carrère d’Encausse). L’action de Georges Duhamel a également été qualifiée de « la plus dangereuse contre-offensive déclenchée contre la propagande hitlérienne » durant cette même période (Le Livre de l’Amertume – page 292).

 

L’on trouvera souvent référence à l’Abbaye de Créteil. Il s’agissait d’un phalanstère qui a fonctionné entre 1906 et 1908, monté par Georges Duhamel et cinq autres ‘poètes’ suite au poème ‘Je rêve l'Abbaye’ de Charles Vildrac (également membre de l’Abbaye, qui épousera l’une des sœurs de Georges Duhamel et qui créera par la suite la première galerie d’art).

 

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Quelques lignes écrites par Georges Duhamel, reflétant tant son style d'écriture que les sentiments qui se dégagent de ses livres :

 

" Anne ! Anne ! Il faut que je me décide à parler de vous. Il faut que je vous nomme, ce soir, que je vous appelle , tout bas, dans le repos de mon cœur ingrat, dans ce repos comparable à la sérénité des steppes : odeurs folles, herbes vagabondes, coups de vent. Toutes mes ombres sont réunies autour de moi. Venez, montez, surgissez de la profondeur. Parlez, vous, la silencieuse. Parlez, seule, dans mon silence. Et souriez encore une fois, souriez pour moi qui l’ai si peu mérité.

 

Je vis, depuis longtemps, dans une solitude où les passions affamées brûlent, se déssèchent et retombent au lieu même de leur élan. Mes orages grondent sur place. Nul n’en peut deviner ni le chaud, ni le froid, ni les fracas, ni les ravages. Je ne distingue plus toujours où s’arrête mon sommeil, où la veille me surprend. Déjà, je suis heureux comme les morts. Et pourtant, qu’au plus lourd de cette paix une porte vienne à s’ouvrir, et mon cœur frémit, trébuche. Les portes ne s’ouvrent pas si vite que l’esprit n’ait le temps de mille rêves. Chaque fois, je me demande si l’être qui va se révéler, jaillir dans l’entrebâillement n’est pas celui-là même qui doit bouleverser ma vie, souffler sur les tisons, jeter pâture aux monstres enchaînés. Que j’aperçoive tout au bout de la route, quelque infime silhouette en marche à ma rencontre, je me prends à trembler, je halette d’une peur qui ressemble à l’espoir et j’imagine, une minute, qu’un nouveau destin vient vers moi.

 

C’est vous, chère Anne, qui m’avez ouvert le cœur à ces angoisses.

 

Je ne pouvais me douter que la jeune fille au riche et tendre regard, aux lourds cheveux ambrés allait, pour moi, devenir Anne. Anne dans ma vie, Anne au plus profond de mon souvenir, à jamais ! "

 

 

Extrait de 'La Pierre d'Horeb' de Georges Duhamel - 1926

Cabinet de travail de Georges Duhamel dans sa maison de Valmondois, qui servit ensuite de salle de travail à son fils, le compositeur Antoine Duhamel

Cabinet de travail de Georges Duhamel dans sa maison de Valmondois, qui servit ensuite de salle de travail à son fils, le compositeur Antoine Duhamel

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